dimanche 1 mai 2016

77- Intempéries -8- ...en destination

INTEMPÉRIES – …EN DESTINATION

L'actualité climatique, à son habitude, bouscule encore mon calendrier de publication. Cette fois c'est un problème indirect, mais dont les conséquences sont extrêmement directes.

Une proportion importante des produits agricoles sont destinés à être transportés relativement loin de leur lieu de production. C'est vrai si on parle d'exportation, c'est également vrai à l'intérieur d'un même pays, pour envoyer des aliments des zones précoces aux zones tardives, ou pour alimenter les grandes villes, parfois très éloignées des zones de production.


Je travaille donc dans la production de pêches et nectarines, dans le sud de l'Espagne, pour un marché d'exportation européenne, en saison ultra précoce.
L’Espagne a centré, avec grand succès depuis 40 ans, une grande partie de son développement économique, sur la production agricole destinée à l’exportation vers ses voisins européens. Certaines productions traditionnelles ont été augmentées, comme le riz, la banane, l'huile d’olive, le vin, l’amande, les tomates, le liège ou la pastèque, entre beaucoup d’autres choses, d’autres ont été développées spécialement dans ce but, comme la fraise ou la myrtille, d’autres encore avaient vu une implantation récente, et se sont retrouvées être des productions de premier intérêt, comme c’est le cas du coton.
L’entreprise qui m’emploie a innové il y a 45 ans avec la production de pêches et de nectarines dans une zone qui n’en produisait pas, et a fait école car les conditions sont intéressantes, bien que difficiles. Nous commençons la récolte vers le 15 avril pour la terminer vers le 15 juin, quand la production du nord de l'Espagne, de France et d'Italie commence à être abondante, et que la concurrence commence à jouer en notre défaveur.

Ces jours-ci, après des épisodes climatiques variés et compliqués (manque de froid, puis gelées de printemps, puis manque de lumière, voir mes 4 derniers articles sur les intempéries), nous avons retrouvé des conditions climatiques normales et nous commençons à retrouver un niveau de qualité habituel.
Les régions concurrentes ont fortement souffert du manque de froid et des gelées de printemps, ce qui fait que l’Andalousie occidentale est presque seule sur le marché européen, avec une faible présence de fruits en provenance du Maroc, par exemple.
Nos vergers produisent actuellement à plein régime.
Mais nos chambres froides sont pleines de fruits qui ne trouvent pas acquéreur.

Pourquoi ?

Certains types d'aliments sont très sensibles aux conditions climatiques du lieu de consommation.
Vous n'avez pas les mêmes envies alimentaires s'il fait beau et chaud que s'il fait froid et qu'il neige. Evidemment, nous parlons de populations à la situation stable et aux ressources suffisantes pour pouvoir choisir. C'est un luxe dont nous ne nous rendons plus compte, mais qu'au moins la moitié de la population mondiale ne peut pas se permettre.
Dans les pays riches, il est devenu normal de trouver une grande variété de produits frais, en toutes saisons.

C'est le cas de la pêche et de la nectarine, classés comme "fruits d'été", car leur consommation devient vraiment importante lorsqu'il fait chaud. C'est aussi le cas, par exemple, pour le melon ou l'abricot.
S'il fait froid, les ventes se concentrent davantage sur des fruits comme la pomme ou la banane.
Le même phénomène se produit avec certains légumes, ou certains types de plats cuisinés. Bref, si on en a la possibilité, on aime manger différemment s'il fait chaud, que s'il fait froid.
 
Or depuis une dizaine de jours, il fait froid et mauvais temps dans les zones principales de destination de nos fruits. Il neige en Scandinavie, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, etc. En France, de fortes gelées de printemps anormalement tardives ont fait de sérieux dégâts sur les cultures sensibles, comme la vigne et les arbres fruitiers. L'hiver a fait un retour en force très tardif qui provoque de graves problèmes sur place, et un arrêt brutal de la consommation des produits d'été.
D'autre part, certains problèmes politiques peuvent influencer lourdement le marché. C'est le cas de la fermeture des frontières avec la Russie. L'année dernière, nous en avions à peu près évité les conséquences. Pas cette année.



Nous nous retrouvons avec une plus grande quantité de fruits que d'habitude pour un mois d'avril, grâce à la précocité de l'année (le manque de froid), mais avec une qualité souvent inférieure à la normale (le manque de lumière), un fruit fragile (conséquence physiologique des gelées de printemps), et de très grandes difficultés pour vendre.

Dans la gestion quotidienne de la récolte, les problèmes sont nombreux et complexes:
-       N'envoyer à la station d'emballage que le fruit commercialisable dans ces circonstances. Mais encore faut-il que les cueilleurs fassent tous correctement ce tri au verger. C’est difficile, lent et cher.
-       Malgré cela, on cueille plus que ce qu'on est pour l’instant capable de vendre. La pêche est un fruit dont il est impossible de retarder la récolte, sinon il passe en surmaturité et devient non commercialisable. Nous sommes donc condamnés à cueillir, ou à laisser la récolte se perdre sur l'arbre.
-       Les chambres froides sont saturées de fruits invendus, donc les emballages de récolte ne sont pas libérés. Le manque de caisses de récolte peut obliger à sacrifier des fruits qu'on décide de ne pas cueillir faute de contenants.
-       Malgré le manque de fruits, le marché est saturé et les prix s'effondrent. Seuls partent les fruits les plus gros, en général, et les plus sucrés. On augmente donc considérablement le pourcentage de fruits envoyés à l'industrie et à la poubelle.



La nervosité est palpable et on ne peut pas dire que l'ambiance soit franchement gaie et détendue...

Bref, cette première partie de saison, plutôt calme habituellement et généralement agrémentée de prix favorables, s'est convertie en chaos technique et commercial.
Il nous reste à miser sur la suite de la saison, en espérant, d'une part que le temps s'améliore sur l'Europe et que le marché retrouve une certaine sérénité, et d'autre part que nos fruits retrouvent le niveau de qualité qui a fait depuis plus de 40 ans, notre réputation sur le marché européen.
 

Rien n'est jamais gagné d’avance dans une saison de récolte. Un problème grave peut survenir à n'importe quel moment et déséquilibrer totalement une campagne, et l'économie des entreprises qui en dépendent.

Tous les phénomènes climatiques de cette année se sont déjà produits depuis que je travaille dans cette entreprise.
Pourtant, cette année est exceptionnelle par l'accumulation des phénomènes adverses.
Espérons que nous en restions là…

2 commentaires:

  1. Mais pour le consommateur de Belgique, le prix ne s'est pas "effondré" ...

    RépondreSupprimer
  2. Il y a malheureusement bien longtemps que les prix à la consommation n'ont aucun rapport avec les prix à l'agriculteur. Les études montrent que les prix sont multipliés par 5 à 10 entre l'agriculteur et le consommateur. Autrement dit, si vous payez un produit 1€, l'agriculteur percevra entre 10 et 20 centimes. Il y a environ 5 ans, j'étais à Paris à Noel. Les oranges d'Espagne y étaient vendues 6€. Les agriculteurs espagnols étaient payés, pour de la bonne qualité moins de 10 centimes!!!!!

    RépondreSupprimer